Chapitre 1 – Le Neuvième Cas

1. L’homme au costume bleu

Lundi 11 juin

Quand vous serez arrivé à la fin de mon histoire, vous deviendrez comme moi qui vous la raconte, le spectateur médusé qui vient d’assister à cette représentation unique en son genre où plusieurs personnages se sont entrecroisés. J’ai cette chance immense d’avoir été le témoin en avant-première de cette expérience hors du commun puisque j’en suis l’auteur. 

Le jardinier du complexe hospitalier observait depuis quelques secondes la femme élégante qui avançait rapidement en sa direction. Il la connaissait bien et aurait pu reconnaître sa silhouette entre mille. Il la voyait souvent et la trouvait très belle. Pour dire vrai, elle n’arrivait jamais à la même heure et paraissait toujours très pressée. Il aimait la regarder passer et faisait en sorte de se trouver près de l’entrée du bâtiment. Depuis les années qu’ils se croisaient, jamais elle n’avait pris la peine ni le temps de lui rendre son sourire, mais il savait qu’à partir d’aujourd’hui, tout allait changer, elle serait obligée de le remarquer.

Ce lundi matin, elle n’était pas chargée alors que de coutume elle portait toujours de gros dossiers sous le bras gauche et ne lâchait jamais son portable de la main droite. En temps normal, quand elle arrivait presque à sa hauteur, il arrêtait le moteur de la tondeuse à gazon ou du coupe-bordure pour qu’elle puisse entendre distinctement le son de sa voix. Aujourd’hui, il était l’invité et non le factotum. 

Il ne portait pas de salopette, mais un costume bleu deux-pièces cintré et une chemise blanche. Au moment de sortir de chez lui, il s’était longuement regardé dans le miroir et avait pris la peine de se parfumer. Il avait utilisé le flacon de patchouli que sa nièce lui avait offert pour son dernier anniversaire. Il n’en avait plus mis depuis le jour de l’accident. 

Il espérait qu’après toutes ces années passées à la contempler, il ne resterait plus longtemps invisible à ses yeux. En vieillissant, il s’était rendu compte que la plupart des hommes et des femmes donnaient trop d’importance aux apparences. Ce matin, il voulait faire bonne impression pour qu’elle le remarque enfin.

– Bonjour, madame ! Je pense que nous aurons encore droit à une belle journée de printemps. Qu’en dites-vous ?

– Bonjour… 

Elle ne termina pas sa phrase, elle fut étonnée de ne pas l’avoir reconnu avant qu’il ne la salue. Elle avançait les yeux rivés sur l’écran de son portable. « Pourquoi est-il habillé ainsi? Et pourquoi me suit-il? »Elle n’arrêtait pas de se poser les deux questions en boucle. 

Moins d’une minute plus tard, arrivée à la fin de l’allée centrale, elle s’immobilisa devant la porte d’entrée de la section neuf et tendit nerveusement son poignet droit au lecteur de puces mural. La caméra vérifia son visage et le témoin lumineux changea du rouge au vert. Un bruit métallique se fit entendre et elle tira brutalement sur la poignée pour actionner l’ouverture. Elle entra et observa la lourde porte se refermer derrière son passage. Son regard croisa à nouveau celui de l’homme qui n’avait pas cessé de la suivre. Il se tenait de l’autre côté du sas de sécurité et n’arrêtait pas de la fixer. Elle se sentait mal à l’aise, se retourna prestement et s’engagea sans plus attendre dans ce long corridor qui menait à son bureau. 

En vérifiant l’heure sur son portable, elle s’aperçut qu’elle était en retard de dix minutes à son rendez-vous de neuf heures. Elle était perturbée et s’en voulait terriblement d’avoir mis ses talons aiguilles, elle venait de s’en rendre compte en accélérant le pas. Depuis toutes ces années qu’elle travaillait ici, elle n’était pratiquement jamais à l’heure. La ponctualité ne faisait pas partie de son mode de vie, elle avait toujours fait attendre les autres et en particulier les hommes. Elle se laissait désirer et adorait qu’on la regarde arriver. Cela donnait d’elle l’image d’une femme importante, mais à force de se dépêcher, elle avait fini par oublier après quoi elle cavalait sans cesse. 

Il rythmait ses pas aux siens et s’amusait à la voir courir. Il aimait ses longs cheveux blonds. Elle sentait son regard la déshabiller. Elle était élancée et avait un physique très agréable qui attirait les hommes. Peut-être fait-elle exprès de se vêtir de manière aussi provocante, se demanda-t-il. Il prit du plaisir à écouter le bruit de ses talons sur le carrelage blanc. 

Elle avait l’impression qu’il dressait l’inventaire de chacun de ses mouvements. En relevant la tête de son portable, elle s’aperçut qu’elle était attendue par le chef de service, Pierre Vandenberg, son confrère Alexandre Dubourg ainsi qu’une belle jeune femme brune qu’elle n’avait  jamais vue auparavant. Elle se demandait s’il l’avait suivie jusqu’ici, mais n’osait pas s’en assurer. 

– Content de vous voir Caroline, s’écria Pierre en joignant le geste à la parole. Tous se saluèrent sans se donner la main.

– Bonjour.

– Je suppose que tu as passé un agréable week-end, demanda Alexandre. Nous t’attendions. Tu n’es pas souffrante, j’espère ?

–  Non, pas du tout, juste un léger retard, répondit-elle d’un air agacé. Elle ne comprenait pas sa question. Que cherchait-il ? Voulait-il la mettre mal à l’aise devant les autres ?

– Vous nous rassurez, ajouta Pierre. Permettez-moi de vous présenter Clara Demol, la nouvelle psychologue du service. Dans le cadre de cette mission un peu spéciale, elle s’en tiendra à un rôle d’observatrice et n’interviendra que très rarement.

–  Enchantée, Caroline Michelet, heureuse de vous avoir dans notre équipe.

– Et moi, répondit Alexandre en souriant, tu n’es pas ravie de me revoir après ce long week-end ?

– Oui, bien sûr, dit-elle en se retournant brusquement. Elle constata qu’il avait disparu. Avait-elle rêvé? Avez-vous vu l’homme qui me suivait dans le couloir  ? demanda-t-elle l’air étonné de ne plus le voir.

– Oui, répondit Pierre, c’était le dernier des patients que j’attendais. 

– Le jardinier ? Un patient ? Elle n’avait donc pas rêvé.

– Oui, je vais tout vous expliquer, allons dans mon bureau.

Avant d’entrer, Caroline s’assura une fois de plus qu’il ne risquait pas de la suivre. Une certaine angoisse se lisait sur son visage.

– Êtes-vous sûre que tout va bien ? demanda Pierre en refermant la porte derrière lui.

– Oui, je vais bien, juste un peu intriguée par cet homme que je croise tous les matins en tenue de travail et là, le voir en costume, j’avoue que cela me fait une drôle de sensation.

– Perturbée ou intriguée ? ajouta Alexandre sur un ton ironique.

Pierre avait remarqué qu’il avait l’habitude de taquiner sa consœur. Ils se connaissaient depuis plusieurs années et s’entendaient bien. Ils étaient tous les trois psychiatres au CNP. Ils avaient l’honneur de travailler dans ce centre national de psychiatrie, le plus grand institut du pays. Au moment de son inauguration, ils n’avaient prévu qu’un seul immeuble. Aujourd’hui, l’ensemble est constitué de neuf bâtiments, chacun héberge des patients selon la gravité de leur pathologie. Certains malades dangereux nécessitent un internement sous un contrôle permanent pour leur propre sécurité. 

Ceux-là sont enfermés derrière les murs de la section huit et surveillés par de nombreuses caméras à tous les étages. 

Le CNP se situait à quelques kilomètres du centre, celui-ci était entouré d’un vaste parc de plusieurs hectares entretenu par quelques jardiniers. Ils avaient mis en place un magnifique décor très reposant pour les patients calmes qui avaient le droit de venir s’y promener, mais toujours sous surveillance. Aujourd’hui, cela ne choquait plus d’être constamment suivi à la trace, la société moderne avait fini par s’habituer à la présence de toutes ces caméras dans les villes. Elles faisaient partie du décor et plus personne n’y prêtait attention.

Cette année, la venue du printemps apporta très rapidement de belles journées ensoleillées comme celle qui s’annonçait aujourd’hui. Depuis le début du mois de mai, la température ne faisait que grimper et il n’avait pas plu une goutte. Chaque soir, les arroseurs de pelouse tournaient à plein régime pour rafraîchir la nature.

Caroline occupait un bureau avec vue sur le parc. Celui-ci était situé au rez-de-chaussée dans la section neuf. Contrairement au reste du CNP, elle ne comportait pas de patients. Ces quelques étages étaient destinés aux divers services administratifs, ainsi qu’à la direction du CNP qui avaient donné son accord de ne pas installer de caméras. 

On y trouvait des bureaux, des salles de réunion, un restaurant pour le personnel, un local à café, une salle de sport et une de détente. C’était ici qu’elle passait la grande majorité de ses journées depuis dix ans. Aujourd’hui, elle s’occupait encore de quelques patients internés, mais elle préférait assurer un suivi en ambulatoire. 

– Intriguée, Alexandre ! répondit-elle d’un ton agacé en le fusillant du regard.

Son patron leur proposa un siège et s’installa derrière son vieux bureau dont il n’avait jamais désiré se débarrasser. Il disait toujours qu’il avait commencé sa carrière avec lui et qu’il voulait la terminer en sa présence. Le peu qu’elle savait sur le projet, elle le tenait de Pierre qui lui en avait fait part il y avait un mois…

– Caroline, pourrais-tu laisser tes patients à un assistant pour deux semaines

–  Cela dépend. Pour quelle raison

– J’aimerais que tu fasses partie d’une nouvelle expérience.

–  Quel genre exactement? Rien d’illégal?

– Non, bien sûr que non. Pour le moment, je ne peux pas t’en dire plus, mais sache que personne ne l’a tentée auparavant. Je te demande juste de me faire confiance.

– Quelle date as-tu fixée? Et cela aurait lieu dans quelle section? ajouta-t-elle.

– Du 11 au 25 juin, ici, dans notre local de réunion.

– D’accord. Je vais voir avec Alexandre s’il peut me remplacer.

–  C’est impossible! répondit-il aussi vite.

– Ah! Elle n’avait pu cacher sa surprise. Pour quelle raison?

– Parce qu’il fait partie de l’équipe! Nous serons nous trois et une psychologue…

C’était le grand jour, l’équipe se tenait au complet dans son bureau. Tous attendaient que Pierre veuille bien leur expliquer en quoi consistait sa fameuse expérience dont il leur avait tellement parlé ces deux dernières semaines.

– Vous verrez, c’est une première. Vous ne serez pas déçus. Dites oui.

Pierre était son supérieur. En privé, il la tutoyait et la vouvoyait en public. Il faisait partie de ces hommes à qui l’on ne pouvait rien refuser. Les femmes qui l’avaient connu se montraient unanimes, c’était un bel homme, intelligent et très charmant. Une sommité dans son domaine. Il avait écrit plusieurs ouvrages sur les dépendances et se faisait souvent inviter dans des colloques pour animer de grandes discussions. 

Il avait plus ou moins la même taille que Caroline, 1m75, des yeux bruns et malgré ses 64 ans, il pratiquait régulièrement la course à pied, il gardait la ligne et la forme. Il adorait nager dans des mers lointaines. 

Elle l’avait toujours connu veuf. Il ne s’était jamais remarié, pourtant ce n’étaient pas les candidates qui manquaient à l’appel. Il savait leur parler, il n’était attiré que par des femmes beaucoup plus jeunes que lui. Il aimait voyager et découvrir de nouveaux coins en charmantes compagnies qui ne demandaient pas qu’il leur passe la bague au doigt. Il profitait de leur fraîcheur au moment présent et elles s’amusaient avec lui. Il adorait leur offrir des cadeaux. 

Alexandre n’en savait pas plus qu’elle à propos de ce projet mystérieux. Il n’avait que 38 ans, mais espérait un jour devenir son supérieur. Il était de nature arriviste. Elle connaissait bien les hommes dans son genre, elle en avait rencontré quelques-uns. Elle était convaincue qu’il se montrerait capable d’écraser ses semblables s’il pouvait en tirer un certain bénéfice. 

Elle le soupçonnait même de vouloir prendre la place de Pierre. Alexandre avait deux grandes passions en dehors de son travail, les belles femmes et les montres de luxe. Il ne se souciait pas de ses dépenses et vivait largement au-dessus de ses moyens. Heureusement pour lui qu’il avait hérité d’une somme considérable de ses parents. Ils lui avaient aussi fait cadeau d’une grande maison en dehors de la ville et d’un appartement cosy dans le centre.

Caroline travaillait avec Pierre depuis la remise de son diplôme. Il l’avait repérée durant un stage au CNP. Alexandre les avait rejoints il y a quatre ans. Ses confrères masculins étaient tous les deux le fruit de l’amour qui unissait leurs parents. Caroline n’avait jamais ressenti cet amour parental, elle avait été abandonnée. Par un beau matin d’été, le 25 juin, une passante sur le chemin de son travail entendit pleurer un enfant. Elle se mit à chercher d’où provenaient ces cris déchirants et découvrit très vite un bébé enveloppé dans une couverture. La police et les services sociaux mirent tout en œuvre pour retrouver la trace de la mère, mais sans succès, elle était partie sans laisser d’adresse.

Elle fut confiée à l’assistance publique qui la plaça dans un orphelinat tenu par de bonnes sœurs. Elle fut maltraitée durant sa jeunesse. Elle était passée par de nombreuses familles d’accueil, mais ne trouva jamais sa place dans leurs foyers. Elle ne s’était pas vraiment sentie aimée. Elle était de nature rebelle, contestataire, fugueuse et toujours prête à ruer dans les brancards, une vraie chipie jusqu’à sa majorité. 

À 18 ans, elle se métamorphosa en jeune femme fatale, elle venait de trouver son but dans l’existence. Elle avait lu dans une brochure médicale que le métier de psychiatre était très prisé par la gent féminine. Par le passé, elle avait rencontré de nombreuses psychologues qui l’avaient aidée à surmonter ses difficultés à des moments clés de sa vie. Seul petit détail qui avait son importance, elle devait y consacrer les dix prochaines années. Voici le descriptif qui l’incita à devenir le bon médecin qu’elle était aujourd’hui.

Le psychiatre diagnostique et traite des patients atteints de maladies mentales, de troubles psychiques ou de désordres émotionnels. Ces affections peuvent être d’origine organique, affective ou situationnelle  : névrose, psychose, phobie, schizophrénie, dépression, troubles bipolaires, angoisses, maladies psychosomatiques, syndromes post-traumatiques, dépendances, anorexie, troubles compulsifs, etc.

Les entretiens en consultation et les tests diagnostiques de laboratoire (bilan neurologique, bilan biologique, etc.) permettent au psychiatre d’analyser l’état de santé physique et mentale du patient. L’analyse se conclut par un diagnostic à propos de la nature et de la gravité de la dysfonction psychique ou mentale. À partir du diagnostic, le psychiatre détermine et met en œuvre les moyens thérapeutiques : un traitement médicamenteux (antidépresseurs, anxiolytiques, neuroleptiques, lithium, etc.) et associé si nécessaire à une psychothérapie.

Selon les besoins, le psychiatre peut accompagner lui-même ses patients ou faire appel à d’autres intervenants. Diverses formes de psychothérapies peuvent être envisagées : psychanalyse, thérapie cognitivocomportementale, thérapie expérientielle, thérapie systémique, etc.

Si elle voulait le devenir un jour, elle devait changer du tout au tout. Finis les sorties et les anciens copains, elle n’avait plus une minute à perdre. Depuis ce jour-là, elle ne poursuivait plus qu’un objectif, étudier et travailler pour payer ses études en plus de la bourse qu’elle avait obtenue. Elle ne travailla que six mois. Futée depuis toujours, elle trouva rapidement un autre moyen pour subvenir à ses besoins, une façon bien plus agréable pour arriver à ses fins et beaucoup moins fatigante.

Dans quatorze jours, le docteur Caroline Michelet allait fêter son quarante et unième anniversaire, mais d’ici là, elle participerait à ce programme inédit de Pierre. Celui-ci congratulait à l’instant une nouvelle fois Clara pour sa contribution. 

– Merci, Clara, vous nous avez été d’une grande utilité. C’est grâce à vous que nous avons pu réunir toutes ces personnes en même temps pour les deux prochaines semaines. 

– Je vous en prie, docteur, je n’ai accompli que mon travail.

– Puisque nous sommes amenés à travailler étroitement ensemble, j’aimerais que vous m’appeliez par mon prénom.

– D’accord, Pierre. Elle avait accompagné sa réponse d’un joli sourire suivi d’un clin d’œil.

Caroline et Alexandre se regardèrent en pensant à la même chose. Clara venait d’essayer d’attirer ses bonnes grâces. Elle avait toutes ses chances, car elle remplissait sans doute tous les critères de leur patron, être jeune, jolie et disponible. Du haut de ses 31 ans, Clara n’arrêtait pas de complimenter son supérieur pour la bonne tenue de ses dossiers. 

Personne ne savait rien d’elle ni de son passé. D’où arrivait-elle ? Alexandre sortit discrètement son portable de sa poche, il avait décidé de procéder à des recherches sur les réseaux. Trop tard ! Pierre allait enfin tout leur expliquer en détail.

– Avant de pouvoir tout vous dire, j’aimerais que vous signiez ce document de confidentialité. En clair, cela dit que vous marquez votre accord avec le principe de ne jamais rien dévoiler de ce que vous allez découvrir les deux prochaines semaines. Et ce, quoiqu’il puisse s’y passer, s’était-il empressé d’ajouter.

Un silence lourd de conséquences venait de se faire entendre. Ils savaient tous les trois que ce n’était pas une décision légère à prendre. Caroline se répétait sa dernière phrase, «Et ce, quoiqu’il puisse s’y passer…» Et s’ils étaient les témoins de choses inavouables par la suite ?

Trois voix répondirent en même temps. Un « oui » unanime avait mis fin au suspense. Pierre leur glissa une feuille datée du jour sur laquelle chaque participant apposa sa signature pour marquer son accord. L’affaire était conclue et Pierre allait enfin pouvoir les mettre dans la confidence.

 » Une robe est une confidence. Les secrets de la femme se lisent dans sa façon de s’habiller. « 

Gilbert Brévart

%d blogueurs aiment cette page :