
1. LA PEUR AU VENTRE
P eut-être que la seule chose que l’on puisse faire, c’est tenter de finir avec les bons regrets. (Arthur Miller)
Pythagore affirmait que le commencement est la moitié de tout. J’aime penser qu’il y a un commencement à tout et que la fin d’un romanse dissimule souvent dans les toutes premières lignes.
15 août 2019 – CHU de Liège
– Papa, est-ce que tu dors ?
– Non, je fermais un peu les yeux en attendant que tu arrives.
– Il fait étouffant dans ta chambre.
– Oui, je sais, je n’arrête pas de leur dire. La climatisation est en panne depuis deux jours. À cause du soleil, ils sont obligés de baisser les stores en journée et je ne vois pas le temps magnifique qu’il fait dehors.
Sacha se trouvait au centre hospitalier universitaire de Liège qui était reconnu pour être un des plus grands du pays. Il s’impatientait, son opération était prévue pour le lendemain matin à la première heure, il priait pour que cela se passe bien. Le diagnostic des médecins était sans appel : « Monsieur Delachapelle, cela devient urgent ! » Sa famille avait trop souffert ces derniers mois.
– Tu tiens le coup, papa ? demanda Justine en s’approchant de lui. Cette année a été pénible, et elle n’est pas encore terminée.
– Je sais, je n’arrête pas de me repasser en boucle le film de ce qui nous est arrivé. Tout est entièrement de ma faute. Si je n’avais pas…
– Arrête de te torturer l’esprit, on en a déjà parlé, ce n’est ni la tienne ni celle de Maman. C’est le destin. Tu as cru bien agir et cela s’est mal terminé, c’est tout !
– Comment te sens-tu, ce soir, princesse ?
– C’est compliqué. Je me sens fatiguée, angoissée, triste et heureuse en même temps. Je t’avoue que je n’aime pas trop ce que je ressens. Justine esquissa un sourire. J’ai encore du mal à croire que l’opération va avoir lieu.
– C’est pourtant la réalité. On ne peut plus reculer.
– Je sais, Papa, mais j’ai tellement peur que les médecins m’annoncent une mauvaise nouvelle. Elle n’arrêtait pas de regarder sa montre, il était déjà 19 h 20. Le personnel médical lui avait donné ses ordres, elle n’avait pas le droit de rester plus longtemps, son repos était plus que nécessaire. Une chance qu’ils se soient aperçus à temps de tes problèmes.
– C’est vrai, on peut dire que j’ai eu beaucoup de chance.
– Papa, ce n’est pas ce que j’ai voulu dire, elle n’aurait pas dû lui parler de cette façon, tu le sais bien, non ?
– Oui…
Sacha avait compris à sa voix qu’elle était arrivée au bout de ses peines. Cette petite avait traversé trop d’épreuves pour son jeune âge. Son visage était tiré, elle ne se maquillait plus depuis quelques semaines.
– Maman me manque.
– À moi aussi, princesse. Il me semble que c’était hier alors que… – Aujourd’hui, cela fait exactement six mois, ajouta-t-elle.
– Oui, je le sais bien, je n’ai rien oublié de ce jour-là.
– Cet accident, elle soupira, et sa disparition tellement brutale. Nous n’étions pas prêts.
– Princesse, cela nous tombe toujours dessus quand on s’y attend le moins. Je me demande encore comment tu as pu encaisser tout ce qui est arrivé. Je ne connais personne d’aussi courageux que toi.
– Papa, elle déposa doucement sa main sur son avant-bras en faisant attention aux perfusions, je n’ai pas eu le choix, elle marqua une courte pause, la vie ne m’a pas demandé mon avis.
– Oui, mais n’empêche que je maintiens que tu as beaucoup de volonté à ton âge. Cela n’a pas dû être simple pour toi d’apprendre certains détails concernant ta mère. Il baissa les yeux, et ajouta : ainsi que sur moi.
– Non, tu as raison, je me pose encore un tas de questions auxquelles je n’ai toujours pas pu apporter de réponses.
– Et si tu laissais le passé derrière toi ? Ta vie est devant toi. Sache que Maman et moi, nous avions tous les deux nos torts. Je n’ai pas toujours été un mari attentionné, tu étais trop jeune pour t’en rendre compte. En ce qui te concerne, tu dois juste te souvenir qu’elle a été une bonne mère pour toi.
– C’est ce que me répète souvent Nathan. Heureusement qu’il est là, il me soutient depuis le début.
– Oui, il est très bien, ce garçon.
– Tu entends ce que tu dis ? Avant tu… Justine préféra se taire. Papa ! – Justine, approche, serre-moi très fort dans tes bras. Embrasse-moi.
– N’aie pas peur, mon papounet. Elle ne l’avait plus appelé ainsi depuis des années. Les médecins sont très optimistes, tout va bien se passer. Tu ne dois pas t’inquiéter.
– Oui, c’est ce qu’ils disent, mais imagine qu’il m’arrive quelque chose. Je veux que tu saches que Vincent est au courant de tout, l’avocat et le notaire sont prévenus !
– Arrête ! Elle avait élevé la voix. Aujourd’hui, ils maîtrisent très bien cette technique, la médecine a fait d’énormes progrès en la matière depuis des décennies. Tout ira bien, j’ai confiance dans le progrès. Justine n’avait pas cessé de caresser son visage du bout des doigts. Papa, c’est toi qui m’as appris que cela ne servait à rien de se tracasser quand on ne maîtrise pas la situation.
– Oui, mais on ne sait jamais ce qui peut arriver. Ce que l’on dit aux autres n’est pas toujours ce que l’on pense quand il s’agit de soi.
– Regarde-moi. Elle aussi avait du brouillard devant les yeux. Je te le répète, je reste optimiste.
– Oui, j’ai beau le savoir, mais je ne suis pas tranquille. Toi, il éprouvait de plus en plus de difficulté à retenir ses larmes, depuis toute petite, tu as toujours été une battante, tu tiens cette force de ta mère.
– Papa, tu te répètes, toi qui criais sur tous les toits que rien ne pouvait t’arriver. Je t’avoue que je ne te reconnais plus.
– Mademoiselle, s’écria l’infirmière en entrant, c’est l’heure, le médecin a été…
– Oh ! Oui, je sais, encore une seconde, s’il vous plaît. – D’accord, je vous attends.
Elle tint la porte ouverte pour bien lui faire comprendre qu’elle ne s’en irait pas tant qu’elle n’aurait pas quitté la chambre. Justine embrassa son père tout en répétant que tout allait bien se passer, qu’ils se reverraient après l’opération et qu’il en rirait d’avoir été aussi peureux. Justine s’apprêtait à sortir quand soudain elle entendit :
– Attends ! J’ai oublié de te dire quelque chose. Reviens ! La jeune fille retourna près du lit de son père.
– Approche-toi. Sacha lui chuchota quelques mots à l’oreille. D’accord ?
– Promis. Merci. Elle se moquait bien de l’infirmière qui s’impatientait de la voir partir. Justine continuait à lui caresser la tête. Je t’aime, Papa.
– Je sais. Moi aussi, ne l’oublie jamais. Est-ce que tu resteras ma princesse ?
– Oui, jusqu’à la fin des temps. Elle l’embrassa dans le cou pour cacher son visage, elle craignait qu’il ne découvre la peur dans son regard. Toujours !
L’infirmière était l’unique témoin d’une scène déchirante entre un père et sa fille, durant laquelle l’un et l’autre fournissaient de gros efforts pour ne pas craquer. Chacun voulait garder la face et rester fort jusqu’au bout. Justine marcha en direction de la porte sans se retourner. Une fois arrivée dans le couloir, elle ne put s’empêcher d’éclater en sanglots et se cacha le visage dans ses mains. Quelque chose se déchirait en elle.
– Mademoiselle ! Inspirez lentement, expirez doucement, répéta l’infirmière. Tenez, elle lui tendit un paquet de mouchoirs jetables. Arrêtez de vous mettre dans cet état. Calmez-vous, s’il vous plaît.
– Vous croyez que je pleure exprès ? demanda-t-elle entre deux sanglots.
– Non, je n’ai pas dit cela, Mademoiselle, mais c’est pour votre bien. Quelques instants plus tard, l’infirmière aperçut deux hommes un peu plus loin. Je vois que votre fiancé vous a rejoint.
Nathan l’attendait en compagnie de son parrain. Ils semblaient en grande discussion. Dès que sa filleule ne fut plus qu’à quelques mètres, il s’excusa et s’éclipsa en évitant de croiser son regard.
– Merci, Madame, je me charge d’elle, dit Nathan, je vais la ramener.
– D’accord, mais faites attention. Surveillez-la.
– Oui, je m’en occupe, ne vous inquiétez pas, elle va se calmer. – Je compte sur vous.
Nathan savait mieux que quiconque qu’il ne devait pas lui parler, mais la laisser reprendre ses esprits. Ce n’était pas la première fois qu’il assistait à une crise. Quand cela se produisait, il se contentait de la regarder et de patienter. L’attente ne fut pas longue, Justine leva les yeux vers lui et l’interrogea :
– Pourquoi mon parrain est-il parti quand je suis arrivée ?
– Je pense qu’il voulait vite aller voir ton père avant que l’infirmière ne le lui interdise.
– Quel était le sujet de votre conversation ? Elle se demandait ce qu’ils pouvaient bien se raconter. Rien de grave, j’espère ? ajouta-t-elle en fronçant les sourcils.
– Oh ! Le jeune homme se sentait mal à l’aise, lui aussi semblait avoir chaud. Nous parlions de toi et de ton père. Il se rendit compte qu’il venait de lui mentir pour la toute première fois. Ils s’étaient pourtant jurés de toujours se dire la vérité, même quand celle-ci était difficile à entendre. Ce que Nathan ne pouvait pas lui dire, c’était que le matin même, il avait eu une conversation avec son père…
– Nathan, je compte sur toi, s’il devait m’arriver quelque chose…
– Que voulez-vous dire, Monsieur ?
– Arrête de m’interrompre et écoute-moi, j’aimerais que tu t’occupes de ma fille.
– C’est ce que je fais.
– Oui, mais je pensais à plus tard.
– Je ne comprends pas. Y a-t-il quelque chose que je doive savoir ? – En cas de problème, tu devras suivre les instructions de Vincent à la lettre. Il est au courant de tout, je veux que tous les deux, vous vous occupiez de ma princesse. Je la mets entre vos mains. Prenez soin d’elle.
– Bien entendu, mais je vous répète qu’il s’agit d’une opération de routine selon les médecins.
– Mon garçon, sache que… enfin, soit, je te remercie, cours vite la retrouver. Ne lui dis surtout pas que l’on s’est vus. Compris ?
– Oui ! D’accord…
Ce soir, pendant que Justine était dans la chambre avec son père, Nathan en avait profité pour interroger son parrain. Malheureusement, celui-ci affirmait bec et ongles ne pas savoir de quoi il parlait.
– Mais encore ?
– Comment va-t-il ce soir ? demanda Nathan en s’approchant d’elle pour la serrer dans ses bras.
– Pourquoi ne réponds-tu pas à ma question ?
– Vincent me disait combien il était stressé, il vit avec la trouille au ventre de ne pas y arriver. N’oublie pas qu’en ce moment, c’est lui qui supervise tout dans la société et comme il me l’a dit, il panique, il a peur de commettre des erreurs. Il m’a avoué préférer exécuter les ordres plutôt que les donner.
– C’est exact, il n’a jamais vraiment pris de décisions importantes, il a toujours secondé Papa.
– C’est quelqu’un de bien, ton parrain, il t’aime beaucoup.
– Je sais, moi aussi. Elle soupira et ajouta, j’aurais tellement aimé que Maman soit encore là pour…
Elle ne finit pas sa phrase et se mordilla la lèvre inférieure pour s’empêcher de se remettre à pleurer.
– Je vais te reconduire.
– Arrête de me tenir ! s’écria Justine. Je sais me déplacer toute seule. Elle se rendit compte du ton qu’elle venait d’employer. S’il y avait bien une personne qu’elle devait remercier, c’était son amoureux. Pardon, je ne voulais pas être méchante.
– Je le sais, je pensais juste t’aider. Mais, où vas-tu ? L’ascenseur se trouve de l’autre côté du couloir.
Elle garda le silence et continua à avancer. Quelques mètres plus loin, il eut l’explication.
– J’ai envie d’un café, dit-elle en le suppliant du regard.
– Je ne pense pas que ce soit une bonne idée ! Tu es une accro à la caféine. Est-ce que tu le fais exprès ?
– Juste un, personne ne le saura. S’il te plaît ! Pourquoi refuses-tu de me faire plaisir ? Une dernière fois ?
– Non !
– Allez… Elle fit une petite moue d’enfant pour afficher son désaccord.
– Non, c’est non, n’insiste pas ou je m’en vais.
– D’accord. Pff, elle marmonna quelques secondes son mécontentement, puis finit par ajouter, okay, tu as gagné. Prends-moi un chocolat chaud alors.
– C’est bien, tu es devenue raisonnable. – Tu te trompes, je l’ai été toute ma vie.
Nathan partit chercher deux boissons. Quelques minutes plus tard, il revint s’asseoir à côté d’elle dans la salle d’attente.
– Attention ! C’est chaud, bois doucement.
– Je ne suis plus une enfant. Je n’ai pas douze ans. Pourquoi n’arrêtes-tu pas de me dire comment je dois me conduire ?
– J’agis ainsi, il marqua une courte pause et se tourna vers elle, je te surveille parce que je t’aime.
– Désolée, décidément, ces derniers temps, je suis devenue invivable. J’aurais tellement aimé pouvoir me comporter comme les autres filles de mon âge. Je ne comprends pas pourquoi tu t’accroches encore à moi. Je ne t’apporte que des problèmes, mes parents, ma…
– Arrête ! Mais parce que c’est normal, voyons. Je suis convaincu que tu te conduirais de la même façon si les rôles étaient inversés.
– Pas certain, répondit-elle en plissant les yeux pour mieux pénétrer les siens. Je plaisantais bien entendu. Moi aussi, je t’aime très fort.
– Te souviens-tu de notre première rencontre ?
Nathan espérait noyer le poisson, car Justine scrutait le liquide foncé dans son gobelet en carton. Ce n’était pas le moment de broyer du noir. Demain, elle aurait besoin de toute son énergie.
– Évidemment ! Pourquoi cette question ?
– Comme ça, juste pour voir. Et de ton père, lorsqu’il nous a surpris en train de nous embrasser devant chez toi ?
– Oui ! Elle sourit. C’est fou ! Je pensais justement à la même chose. Elle leva la tête, se pencha en avant et mit ses deux mains sur les cuisses de Nathan. Elle le fixa droit dans les yeux. Nous sommes toujours connectés, alors ?
– Bien sûr, s’écria-t-il, et bien plus qu’avant, à la vie, à la mort.
Il avança son visage et l’embrassa avec passion sur les lèvres. Tous les deux gardèrent les yeux fermés pour mieux se souvenir de leur première rencontre. Chacun avait sa version des faits en tête, car ils l’avaient vécue différemment…
On peut fermer les yeux sur la réalité mais pas sur les souvenirs.
Stanisław Jerzy Lec