LA LISEUSE-PILE OU PAL ?
1. QUI PEUT BIEN SONNER À LA PORTE ?
– Paul ! Le déjeuner est servi, cria Murielle depuis sa loge pour la troisième fois.
– J’arrive, Maman.
Le clocher de la cathédrale Saint-Corentin sonnait midi quand le fils cadet de la concierge tenta une dernière fois du haut de ses huit ans d’améliorer son « kickflip ».
– Attention à la voiture ! hurla une passante.
Il venait de tomber au milieu de la rue tandis que son skateboard finissait sa route contre la bordure du trottoir d’en face. Lorsqu’il se releva sans trop de mal, il vit s’arrêter une grande voiture noire, très luxueuse dont il reconnut tout de suite la marque, c’était une « Tesla ».
Elle se gara juste devant son immeuble, situé au 69, rue Alexandra David-Néel. Il la trouvait très belle. La portière arrière s’ouvrit et il vit sortir un petit homme barbu, vêtu comme pour assister à un mariage ou à un enterrement.
– Bonjour, mon garçon. Connaîtrais-tu par hasard une dame qui s’appelle Gwenaëlle Potier ?
– Bonjour monsieur. Vous lui voulez du mal ?
– Non, pas du tout. Au contraire, ajouta-t-il, d’un air tranquille. Je suis venu lui apporter des cadeaux.
– Ah !
Paul suivait du regard l’homme distingué qui ouvrit le coffre de la berline et prit un gros bouquet de roses blanches et d’autres paquets. Il était rassuré et répondit avec aplomb.Oui, je la connais, elle habite notre immeuble, au quatrième étage, c’est la porte de droite en sortant de l’ascenseur, mais il est en panne.
– En quoi puis-je me rendre utile ? intervint brusquement Murielle qui venait vérifier où restait son fils.
– C’est pour Gwen, Maman, répondit Paul fièrement.
– Ah, d’accord. Laissez les paquets, j’irai les lui monter plus tard.
– Non madame, je me permets d’insister car j’ai reçu l’instruction formelle de les remettre en main propre.
– Comme vous voulez, je disais cela juste pour vous éviter les escaliers, ajouta Murielle.
– Paul, tu veux bien montrer le chemin au monsieur ?
– Cela ne sera pas nécessaire, merci, votre fils m’a déjà expliqué.
Il salua la concierge et passa lentement devant le garçon. Il lui adressa un grand sourire en lui tendant un billet de cinq euros.
– Merci monsieur.
– Merci à toi, Paul.
Mère et fils le regardèrent grimper les marches deux par deux jusqu’au premier étage, ensuite il disparut de leur champ de vision.
– Viens, on va manger, mais va d’abord te laver les mains. Regarde dans quel état tu as mis tes vêtements.
Moins d’une minute plus tard, l’homme se trouvait devant sa porte, mais avant d’annoncer sa présence, il préféra attendre quelques secondes afin de reprendre son souffle et remettre de l’ordre dans ses cheveux. Il était passé maître dans l’art de la pratique de son métier.
C’était la partie de son travail qu’il adorait, aller annoncer en personne de bonnes nouvelles aux gens à qui il rendait visite. Il savait mieux que quiconque que la première impression que l’on donne aux autres est souvent celle qu’ils retiendront toute leur vie. Malheureusement, parfois, son rôle consistait aussi à en transmettre de bien tristes.
La porte d’entrée n’étant ni très épaisse ni isophonique, il ne put s’empêcher d’entendre une femme crier des insultes. Il en avait assez entendu et décida de sonner.
Au même moment, elle essayait par tous les moyens d’allumer son vieux four au gaz pour qu’il veuille bien lui cuire son déjeuner. Elle avait finalement réussi à activer la flamme, sa pizza bolognaise serait prête dans dix minutes.
– J’arrive, je viens ! s’écria-t-elle du fond de sa cuisine. Une minute.
Elle avait sursauté au bruit strident de la sonnette. Elle savait que ce n’était pas Murielle ni le petit Paul car ils avaient l’habitude de cogner deux fois sur la porte. Elle avança d’un pas rapide tout en vérifiant l’heure à son bras, il était midi passé et elle n’attendait personne.
Elle n’avait aucune raison de craindre la visite d’un huissier, ses factures étaient toutes payées et elle n’avait pas de dettes.
Elle tourna la clé et ouvrit la porte d’un coup sec comme pour surprendre un voleur qui tente de crocheter une serrure. Son visiteur avait l’habitude de ce genre de réaction parfois incontrôlée. La peur de l’inconnu nous fait souvent agir de manière étrange. On se croit plus à l’abri en criant le plus fort ou en créant l’effet de surprise de celui qui ne craint rien ni personne.
– Oui ! C’est à quel sujet ? demanda-t-elle d’un air inquiet.
– Ai-je le plaisir de parler à madame Gwenaëlle Potier, fille de feu monsieur Jean Potier et madame Simone Dupuis ?
– Je confirme, mais tout le monde m’appelle Gwen.
– Bonjour madame. Veuillez excuser ma visite impromptue, je n’en ai que pour quelques instants. Il m’a dit de vous dire que c’est en souvenir de la jeune fille à la perle. S’il vous plaît, c’est de sa part. Inutile de les compter, il y en a quarante-huit très exactement.
Gwen se sentit rassurée, il n’avait pas de coup tordu derrière la tête. Dans son joli costume noir, il avait plutôt l’air d’un employé des pompes funèbres qui affichait un sourire de circonstance en lui tendant un gros bouquet de fleurs.
– Pour moi ? Ah ! répondit-elle, montrant une mine tout étonnée pour la forme. Merci, oui, j’ai ma petite idée.
Elle n’avait aucun doute sur l’expéditeur et connaissait la raison pour laquelle il n’était pas venu les lui apporter en personne.
– Il m’a aussi ordonné de vous donner ceci.
Elle déposa délicatement le bouquet sur la chaise en osier à l’entrée afin de se libérer les mains pour prendre les autres paquets.
– Et pour terminer, j’ai encore ceci, il lui remit une grande enveloppe brune matelassée, pour lequel j’ai besoin d’un accusé de réception. Vous y trouverez différents courriers ainsi qu’un billet d’avion pour après-demain, le 16 décembre. Votre avion décolle fin de matinée.
– Un billet d’avion ? répéta-t-elle. Pour aller où ?
– Madame, c’est un aller-retour pour Bruxelles. Si tout se passe comme prévu, vous serez revenue pour le 18 décembre.
Dans le cas contraire, vous pourrez aisément sur place apporter le changement nécessaire à votre billet pour une autre date de retour.
– D’accord, j’ai compris, ajouta-t-elle en soupirant.
Elle l’accompagna par politesse jusqu’à la cage d’escalier lorsque soudain il se retourna et lui dit :
– Ah, j’allais oublier, une voiture viendra vous chercher à huit heures pour vous emmener à l’aéroport. Vous n’avez aucun souci à vous faire, notre étude a tout prévu jusque dans les moindres détails. Monsieur a vraiment pris tous les frais à sa charge. Nous restons à votre entière disposition. Sachez que si vous donnez votre accord, nous pourrons nous occuper de toutes les démarches administratives à venir. Mes associés et moi-même vous souhaitons un très bon voyage et espérons vous revoir très bientôt.
– Et vous êtes monsieur… ?
– Pardon, je manque à tous mes devoirs.
Gwen se força pour ne pas éclater de rire, il venait de claquer les talons comme pour se mettre au garde-à-vous et sortit une carte de visite de sa poche gilet.
– Maître Aimé Jacques, pour vous servir ! Je vous ai noté mon numéro personnel, n’hésitez surtout pas à m’appeler quand vous aurez pris votre décision. Prenez le temps de bien y réfléchir. Elle n’avait aucune idée de ce dont il parlait. Permettez-moi de vous souhaiter un bon après-midi.
– D’accord, merci beaucoup monsieur. Elle avait beau chercher dans sa mémoire, elle ne trouvait aucun indice pour la mettre sur le bon chemin. Leurs routes ne s’étaient pas croisées, cet homme n’avait jamais fait partie de ses nombreux clients.
En retournant vers la porte de son appartement, elle se rendit compte qu’elle l’avait reçu en peignoir. « Mon Dieu, pensa-t-elle, il a dû me trouver ridicule. » Elle se mit à sourire et à danser devant le miroir du hall d’entrée. « Me fagoter à mon âge d’une licorne polaire à capuche avec une fermeture éclair, non, mais… quelle idiote je fais ! »
Elle comprit qu’elle n’avait pas fait bonne impression. Elle était de nature frileuse et aimait avoir chaud. Elle cherchait des excuses à son accoutrement d’adolescente. « La température extérieure ne dépasse pas les 7 °C et la chaudière est une fois de plus tombée en panne.
Les tuyauteries et les canalisations de mon immeuble ont deux fois mon âge. Le chauffagiste ne peut venir les réparer que la semaine prochaine. Et alors ? »
Elle adorait déambuler dans son petit appartement dans des vêtements décontractés en portant de grosses chaussettes en laine. Depuis des années, c’était sa tenue préférée pour rester à la maison et lire.
– Mince, ma pizza ! s’écria-t-elle en levant les bras en l’air.
Pas de chance, la croûte était beaucoup trop brûlée à son goût. Tant pis, elle la mangerait peut-être plus tard et l’accompagnerait d’un bon verre de vin rouge si elle ne trouvait rien d’autre à se mettre sous la dent. Pour le moment, l’heure n’était pas vraiment à avaler quoi que ce soit.
Elle jeta un rapide coup d’œil au calendrier des pompiers de la ville et s’aperçut qu’on était déjà le 14 décembre 2019. Cette année un peu particulière céderait bientôt sa place. Dans quelques jours, elle fêterait Noël en compagnie des siens. Et lui ?
Le regard dans le vide, toujours debout dans la cuisine devant son évier, elle se mit à sourire en pensant à lui. Il avait osé braver son interdiction de la rencontrer, voire de la contacter. Elle comprit qu’il avait utilisé un autre subterfuge pour arriver à ses fins. Il avait envoyé un coursier et elle dut admettre qu’il n’avait pas pris le premier venu.
Elle se sentait bien, apaisée et parvenait enfin à accepter qu’elle avait commis une erreur. « Je me suis très mal comportée avec lui, le pauvre, il ne méritait pas cela. À bien y réfléchir, se dit-elle, heureusement qu’il a insisté pour essayer de me faire changer d’avis. » Elle avait subitement envie qu’il revienne dans sa vie alors que c’était elle qui l’en avait chassé. L’heure n’était pas aux regrets mais au rangement. Elle ouvrit le placard du bas, sortit pour la circonstance le beau vase en cristal de Bohême et s’empressa de mettre les fleurs dans l’eau. Elle prit son temps pour les arranger à son goût.
Elle arrêta la bouilloire et se prépara une grande tisane à la cannelle, c’était sa préférée avec la camomille. Le mug dans la main gauche, elle avança et attrapa de l’autre les deux paquets de cadeaux. Elle déposa le tout sur la petite table basse de salon à côté d’une immense pile de romans. Elle avait envie de musique et programma en boucle sa chanson favorite du moment. Elle ajusta le volume et alla s’asseoir dans son fauteuil puis ferma les yeux pour mieux se laisser imprégner des paroles de France Gall…
Quand je suis seule et que je peux rêver
Je rêve que je suis dans tes bras
Je rêve que je te fais tout bas
Une déclaration
Ma déclaration
Quand je suis seule et que je peux inventer
Que tu es là tout près de moi
Je peux m’imaginer tout bas
Une déclaration
Ma déclaration
Juste deux ou trois mots d’amour
Pour te parler de nous
Deux ou trois mots de tous les jours
C’est tout…
– Balthazar, tu m’as fait peur !
Gwen venait de sursauter et ouvrit les yeux. Elle ne l’avait pas entendu arriver avec la musique, il avait sauté sur elle. Lui aussi était en manque de câlins, il ronronnait avant même qu’elle ne commence à le caresser. Un regard suffisait pour qu’il se mette en route. Ils aimaient passer du temps à deux. C’était leur endroit préféré. Elle s’y asseyait le plus clair de son temps. En dehors des heures de travail et de sommeil, c’était là que le chat était assuré de la trouver, un livre à la main et très souvent une tisane dans l’autre.
Elle attrapa un des paquets qu’elle n’avait pas encore ouverts, mais rien qu’à voir l’emballage, elle savait ce qu’il contenait. Il lui avait choisi un gros ballotin de ses chocolats préférés, « Jeff de Bruges ». Dans le second sachet, elle trouva deux bouteilles de parfum. Elle constata qu’il n’avait pas oublié sa marque fétiche. Ne voulant pas faire de jaloux, il lui avait aussi offert le sien pour homme, ce qui prouvait selon elle qu’il reviendrait bientôt lui rendre visite. Elle tourna la tête et admira le joli bouquet de fleurs.
Elle prit son portable et s’empressa de chercher dans Google la signification de la « rose blanche ». Elle lut ce qu’elle craignait depuis qu’elle les avait reçues.
Roses blanches. Symbole : la rose blanche exprime par-dessus tout la pureté et la sincérité des sentiments, mais aussi l’amour chaste, l’attachement et la paix. Elle peut être offerte en de nombreuses circonstances, son message n’étant pas nécessairement amoureux.
Il n’avait jamais osé lui en offrir jusqu’à aujourd’hui. Il avait fait joindre une petite carte dans une mini-enveloppe accrochée au bouquet.
Elle l’avait trouvée en retirant le papier. Elle avait tardé à l’ouvrir car elle n’avait pas très envie de lire ce qu’il avait à lui dire. Elle n’était pas très fière d’elle.
« Pardonne-moi ! Je suis sincèrement désolé de ne pas avoir respecté ma parole. Je sais, j’avais promis de m’effacer de ta vie et de me taire à jamais, mais je n’ai pu m’empêcher de penser à toi toutes ces semaines. Je n’ai plus une minute à perdre. L’heure est arrivée pour toi d’apprendre la vérité. En d’autres temps, en d’autres lieux, j’aurais pu faire un bout de chemin à tes côtés. Tu es quelqu’un de bien, ne m’en veux pas. »
Elle relut les quelques lignes à plusieurs reprises. Elle ne parvenait pas à saisir ce qu’il essayait de lui faire comprendre par son message. Elle répéta à haute voix : « En d’autres temps, en d’autres lieux, j’aurais pu faire un bout de chemin à tes côtés. Tu es quelqu’un de bien, ne m’en veux pas. »
Elle enleva le capuchon du flacon et appliqua plusieurs vaporisations de son eau de toilette dans le cou et sur l’intérieur de ses poignets. Elle renifla bruyamment son parfum, elle espérait ainsi envelopper tout son être de son odeur. Elle avait besoin de le retrouver pour lui dire qu’elle était sincèrement désolée. Pourquoi avait-elle réagi ainsi ? Elle ferma à nouveau les yeux et s’installa confortablement dans son fauteuil. Tout en caressant Balthazar, elle désirait se souvenir de leur toute première rencontre, c’était exactement il y a dix mois, jour pour jour, durant la nuit de la Saint Valentin.
» Quelque chose auquel on ne comprend rien, c’est tout l’espoir, c’est le signe qu’on en est affecté. Heureusement qu’on n’a rien compris, parce qu’on ne peut jamais comprendre que ce qu’on a déjà dans la tête. »
Jacques Lacan